Les Suites d’une séparation (Alexis DECOMBEROUSSE - Nicolas-Paul DUPORT)

Comédie en un acte, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 7 décembre 1833.

 

Personnages

 

GRANGER, ancien général de l’empire

LUCIEN, son fils

ALFRED DE CÉRIGNY

UN DOMESTIQUE

MADAME DE NEUVILLE

DELPHINE, sa fille

 

La scène se passe en 1829, dans l’hôtel de madame de Neuville, à Paris.

 

Le théâtre représente un salon. À droite du public, la porte d’un cabinet. À gauche, une porte qui mène dans l’intérieur. Porte au fond.

 

 

Scène première

 

MADAME DE NEUVILLE, UN DOMESTIQUE

 

MADAME DE NEUVILLE, entrant par la porte de l’intérieur.

Comment, Baptiste, rien encore ce matin à la Grande-Poste ?

LE DOMESTIQUE.

Non, madame... Mais j’ai prévenu que, s’il arrivait une lettre à l’adresse de madame Jacques-Granger, poste restante, on l’envoyât, sans retard, à l’hôtel Neuville, rue Saint-Dominique, mais sous enveloppe, à mon nom, suivant les ordres de madame.

MADAME DE NEUVILLE.

Il suffit... soyez discret...

Le domestique sort par le fond.

Rien encore, et voilà quinze jours que j’ai écrit... Heureusement le futur de ma fille est resté dans sa province plus longtemps qu’il ne croyait... et d’ici à son retour...

 

 

Scène II

 

DELPHINE, MADAME DE NEUVILLE

 

DELPHINE, accourant.

Maman... c’est lui !... je viens de le voir par une fenêtre... il entrait dans la cour.

MADAME DE NEUVILLE.

Qui donc ?

DELPHINE.

Vous ne devinez pas à ma joie ? Alfred !

MADAME DE NEUVILLE.

Si tôt !

DELPHINE.

Comment !... Est-ce que le retour de mon futur vous contrarie ?...

MADAME DE NEUVILLE.

Moi !...

À part.

Je me trouve dans un embarras !...

 

 

Scène III

 

DELPHINE, MADAME DE NEUVILLE, ALFRED

 

ALFRED, entrant par le fond.

Ah ! madame... chère Delphine !... encore embellie...

DELPHINE.

De plaisir... car votre retour en cause tant à ma mère.

ALFRED.

Elle a dû me plaindre... parti pour quinze jours, et retenu près d’un mois... c’est la faute de mon père !... tout fier d’avoir un fils inscrit sur le tableau des avocats, il a profité d’une occasion pour me forcer à plaider là-bas... du reste, cause superbe... que j’ai gagnée, et si quelque chose pouvait me consoler de mon absence, c’est que je reviens moins indigne de vous.

DELPHINE.

Maman !... il a plaidé !... Oh ! que j’aurais voulu être là !...

ALFRED.

Alors, vous serez indulgente pour mon amour-propre... Les avocats n’en sont pas exempts... ce sont presque des auteurs... et ce mémoire imprimé... qui a eu quelque succès, s’il n’était pas trop ridicule de vous l’offrir...

DELPHINE.

Donnez...

ALFRED.

Vous voyez... c’est un peu le médecin de Molière, qui fait la cour avec une thèse...

DELPHINE, lisant le titre.

Procès en séparation... Ah ! mon Dieu ! maman, pourrai-je le lire ?

ALFRED, à madame de Neuville.

Oh ! rien que de très moral.

MADAME DE NEUVILLE.

Dès que vous m’en répondez... Ah ! mon cher Alfred, vous plaidiez pour une séparation ?

ALFRED.

Du tout... madame, je plaidais contre...

MADAME DE NEUVILLE.

Contre ?...

Vivement à Delphine.

Mademoiselle, donnez-moi ce mémoire...

À Alfred.

Comment, monsieur, employer votre talent pour interdire à deux époux le seul refuge que la loi leur laisse, quand ils sont désunis par l’incompatibilité d’humeur, la différence d’éducation, d’habitudes... Que sais-je ?... un pareil ménage devient un enfer... et vous ne voulez pas qu’on en sorte ?

ALFRED.

Permettez, madame... Il y avait de jeunes enfants... et cet exemple sous leurs yeux...

MADAME DE NEUVILLE, s’échauffant.

Raison de plus... les querelles... les discussions... les scènes de discorde, sans cesse renaissantes dans une union mal assortie, n’est-ce donc pas là pour des enfants le plus dangereux de tous les exemples, celui dont il faut les préserver à tout prix ?

ALFRED.

Mais un frère... une sœur, qui auraient été élevés loin l’un de l’autre... le fils privé des soins, des conseils maternels, la fille de la protection de son père...

MADAME DE NEUVILLE, avec plus de chaleur encore.

Eh ! monsieur, pensez-vous que ce soit à leurs pères que les jeunes personnes du monde doivent les talents, les grâces qu’on admire en elles, et surtout ces vertus, cette délicatesse de sentiments qui les entourent de respect ? et quant à un jeune homme, en voyant sa mère, sans influence, sans autorité dans sa maison, sera-t-il docile à ses plus tendres conseils ? ne les repoussera-t-il pas pour se ranger contre elle du parti de son père ?... contre sa mère !... un fils !... Ah ! mieux vaut qu’il ne la connaisse jamais !...

ALFRED.

Madame...

MADAME DE NEUVILLE, avec la plus grande vivacité.

Oui, monsieur, oui, je le répète... il est des circonstances où une séparation, quoique affreuse, est un remède nécessaire, indispensable pour prévenir des maux plus affreux encore... où l’intérêt des enfants l’autorise, l’ordonne même ; et, en pareil cas, s’y opposer, mais, c’est presque une mauvaise action...

DELPHINE.

Mon Dieu ! maman, comme vous vous animez...

ALFRED, à part.

Cette sortie... je n’y comprends rien...

Haut.

En vérité, madame, vous me feriez regretter d’avoir gagné ma cause... ne m’en veuillez pas, je vous prie.

MADAME DE NEUVILLE, se remettant.

Vous en vouloir... Quel enfantillage... Du tout.

ALFRED, passant à la droite de Delphine.

Prouvez-le-moi donc en fixant le jour de notre mariage.

MADAME DE NEUVILLE.

Sans monsieur votre père, à qui je dois tant d’égards, et dont les lettres charmantes ont fait l’admiration de tous mes amis...

ALFRED.

Il est ici, madame...

MADAME DE NEUVILLE.

Ici !...

ALFRED.

Arrivé ce matin avec moi... et j’espère que rien ne s’opposera plus à l’union pour laquelle j’ai été l’enlever de sa province.

MADAME DE NEUVILLE.

Pourtant s’il survenait un retard ?

ALFRED.

Mon Dieu ! et pourquoi ?

MADAME DE NEUVILLE.

Une réponse que j’attends, et jusqu’à ce que je l’aie reçue...

ALFRED.

Vous m’effrayez, madame... au nom du ciel, ne me cachez rien.

MADAME DE NEUVILLE.

Mais si une raison qui m’est personnelle...

ALFRED.

Aucune... mademoiselle ne dépend que de vous... vous êtes veuve, et...

MADAME DE NEUVILLE, hésitant.

Et si je ne l’étais pas !...

DELPHINE, vivement et avec émotion.

Qu’entends-je ?... mon père !... il vivrait !... Ah ! maman, où est-il ? quand le verrai-je ? parlez, parlez, de grâce... pourquoi m’avoir caché que j’avais mon père ?

MADAME DE NEUVILLE.

Voilà ce que je voulais éviter... Vous me forcez, Alfred, à mettre ma fille dans une confidence que je réservais pour les grands parents.

ALFRED.

Pardon... madame... je devine, vous aussi... une séparation...

DELPHINE, avec douleur.

Ciel !...

MADAME DE NEUVILLE, fièrement.

Monsieur, dans les familles comme la mienne, on ne se sépare jamais !...

DELPHINE, avec joie.

Ah !...

MADAME DE NEUVILLE.

Seulement, mon mari et moi, nous sommes convenus à l’amiable de vivre toujours à cent lieues l’un de l’autre ; aussi, est-ce comme formalité indispensable devant la loi que j’ai écrit pour avoir son consentement.

DELPHINE.

Qu’il nous apportera !

MADAME DE NEUVILLE, avec colère.

S’il l’osait !...

DELPHINE.

Comment !... mon père ne sera pas à mon mariage ?

MADAME DE NEUVILLE.

À votre mariage... je le romprais plutôt.

DELPHINE.

Ah ! mon Dieu !...

ALFRED, bas à Delphine.

N’insistez pas, plus tard je vous le mènerai voir.

MADAME DE NEUVILLE.

Et pourtant, ma fille, ne supposez pas que votre père... certainement. sous le rapport de l’honneur, de la probité... D’ailleurs, brave général...

DELPHINE.

Général !... quoi ! mon père ?

MADAME DE NEUVILLE.

Il l’était... sous Bonaparte ! qui, pour payer ses services par une illustre alliance, força ma famille... car, Alfred,

Passant au milieu.

j’en voulais prévenir votre père... du côté du sien, ma fille n’est pas noble.

ALFRED.

Et qu’importe, madame, pourvu que mon amour obtienne l’aveu de M. de Neuville ?

MADAME DE NEUVILLE, s’emportant.

M. de Neuville !... ce n’est pas le nom de mon mari... c’est le mien...

ALFRED.

Comment ?

MADAME DE NEUVILLE.

Oui le titre d’une terre que j’ai acquise depuis... je l’ai pris pour n’avoir rien de commun avec un homme...

Air : Ah ! si madame me voyait.

À part.

Mais calmons-nous !... sa fille est là !...

Haut.

Un homme qui sur mon estime
À le droit le plus légitime,
Mais qui jamais chez moi ne rentrera.

DELPHINE.

Jamais, ô ciel ! Votre cœur changera.

MADAME DE NEUVILLE.

Non ; goût, esprit, mœurs, en nous tout diffère.
Mais c’est assez... Je n’ai, malgré cela,
Sur mon mari, pas une plainte à faire.

Parlant à part en soupirant.

Ah !

Si sa fille n’était pas là !

ALFRED.

Je vous remercie, madame... cette explication m’a fait un plaisir...

DELPHINE.

Eh bien ! monsieur !...

ALFRED.

C’est-à-dire... plaisir... en me rassurant.

DELPHINE.

Vous rassurer... et sur quoi ?

ALFRED.

Que suis-je ?... quand on aime, on a toujours peur... et moi qui aime infiniment... Oh ! pardon... des idées folles !... Mais, à propos, je ne vous ai pas encore demandé des nouvelles de Lucien... est-il toujours aussi gai, aussi aimable ?... car c’est bien le plus charmant jeune homme...

MADAME DE NEUVILLE.

Oui, n’est-ce pas ?... ce bon Lucien.

ALFRED.

À coup sûr, il mérite tout l’accueil que vous lui faites, l’intérêt qu’il vous inspire.

DELPHINE.

Intérêt dont il vient de recevoir une nouvelle preuve... car ce pauvre jeune homme, la semaine dernière... une indisposition... un rien... Eh bien ! ma mère n’en dormait pas, elle envoyait dix fois par jour chez lui, et enfin, oh ! oui... maman... Oui... je dirai tout... vous y êtes allée vous-même, au point que j’en étais presque jalouse... Je disais : « En vérité, ma mère l’aime autant que moi. »

ALFRED, vivement.

Eh bien !... s’il faut en convenir, voilà justement ce qui m’effraye... parce qu’un étranger qu’on aime autant que sa fille... on n’a qu’à vouloir en faire son gendre...

MADAME DE NEUVILLE, vivement, sans réfléchir.

Ah ! quelle idée !

DELPHINE.

Là juste ce que ma mère répondait l’autre jour à une dame qui me demandait si Lucien était mon futur, et elle a raison... Dès que j’ai accepté votre main, il serait bien mal...

MADAME DE NEUVILLE, appuyant.

Oui, oui, c’est pour ce motif-là...

Avec un sourire.

Rassurez-vous, Alfred ; et si Lucien est le seul objet de vos craintes...

 

 

Scène IV

 

DELPHINE, MADAME DE NEUVILLE, ALFRED, LUCIEN

 

LUCIEN, avant de paraître.

Bien... si ces dames sont visibles...

MADAME DE NEUVILLE, avec joie.

C’est lui.

LUCIEN.

Mesdames, je viens de bonne heure prendre vos ordres pour la journée...

Voyant Alfred.

Que vois-je ?... Cérigny.

ALFRED.

Moi-même... arrivé ce matin.

LUCIEN.

Là ! voyez si dans ce temps-ci on peut avoir un emploi sans être destitué... tout de suite... et par ses amis encore.

ALFRED.

Destitué !

LUCIEN.

Sans doute, Alfred.

ALFRED.

Ah ! vous étiez le cavalier de ces dames !

LUCIEN.

En titre, et sans partage... hier encore, cette fête brillante, ce bal à la campagne, chez madame de Valery, où madame de Neuville a eu la bonté de me conduire...

MADAME DE NEUVILLE.

Ah ! oui, cette fête... cela me rappelle, Lucien, que j’ai un mot à vous dire...

Avec embarras.

Alfred... j’ai du monde à dîner, ce soir... ne laissez pas monsieur votre père s’engager ailleurs que chez moi.

ALFRED.

Madame...

MADAME DE NEUVILLE.

Delphine, allez donner des ordres.

DELPHINE.

Qui, ma mère... Sans adieu, Alfred.

Delphine rentre dans l’intérieur, Alfred sort par le fond.

 

 

Scène V

 

LUCIEN, MADAME DE NEUVILLE

 

MADAME DE NEUVILLE.

Lucien, que s’est-il donc passé hier au soir entre vous et monsieur de Lauzan ?

LUCIEN.

Quoi ! madame... vous qui étiez à l’autre bout du salon, vous avez remarqué...

MADAME DE NEUVILLE.

Ah ! c’est que j’ai un coup d’œil...

LUCIEN.

D’observatrice.

MADAME DE NEUVILLE.

Mieux encore.

LUCIEN.

Sans doute puisqu’une bagatelle... car ce n’était pas autre chose... la nièce du ministre de la guerre, cette jolie mademoiselle de Valery que j’avais invitée pour une contredanse, lorsque M. de Lauzan, le chef du personnel...

MADAME DE NEUVILLE.

Eh bien ?

LUCIEN.

Eh bien !... un ambitieux qui fait la cour à la nièce pour se pousser auprès de l’oncle... Heureusement, dans les salons, il y a souvent plus de justice que dans les ministères... mademoiselle de Valery a maintenu mes droits... et monsieur de Lauzan s’est éloigné d’un air de dépit... voilà tout.

MADAME DE NEUVILLE.

Sans rendez-vous ?... sans querelle ?

LUCIEN.

Hélas ! oui... je n’aurais pas été fâché... Mais c’est un sournois qui tâchera plutôt de me nuire en dessous...

MADAME DE NEUVILLE.

Quant à cela, on peut y mettre ordre... dès que vous avez mon appui... Mais hier j’étais d’une inquiétude... Voilà pourquoi j’ai quitté le bal si brusquement... sans compter qu’à cause de votre convalescence je tenais à vous savoir rentré chez vous de bonne heure.

LUCIEN.

Merci... c’était bien mon intention.

MADAME DE NEUVILLE.

Vous y auriez manqué ?

LUCIEN.

Pas moi positivement ; mais des amis... des jeunes gens que j’ai rencontrés en vous quittant, qui m’ont entraîné de force... une partie, du punch, des glaces, jusqu’à cinq heures du matin.

MADAME DE NEUVILLE, à part.

Là, justement tout ce qui lui est contraire !

Haut.

C’est affreux !... Il faut avoir bien peu d’empire sur soi.

LUCIEN.

Le fait est que je n’en ai pas du tout... ce n’est pas étonnant.

Air du Partage de la richesse.

Oui, mon père, la bonté même,
Ancien soldat, presque né dans les camps,
En m’élevant prit pour système
De me livrer sans gêne à mes penchants.
Par ses conseils, je n’avais d’autre étude
Que d’écouter mon caprice et mon goût ;
Et quand très jeune on en prend l’habitude,
Ça ne coûte plus rien du tout.

MADAME DE NEUVILLE.

Sans doute ; mais à présent que je me suis chargée de diriger votre conduite et que vous paraissez dans le monde, sous mes auspices, je tiens à ce que vous me fassiez honneur... Au reste, j’ai songé à un moyen encore plus sûr de vous corriger, de mûrir votre raison... c’est de négocier pour vous un mariage.

LUCIEN.

Un mariage ?

MADAME DE NEUVILLE.

Avec mademoiselle de Valery, celle que vous aimez.

LUCIEN.

Elle !... si aimable ! si jolie !... Ah ! madame, que vous êtes bonne ! que je vous aime !...

MADAME DE NEUVILLE.

Votre joie me touche à un point...

LUCIEN.

Et celle de mon père donc... quand je vais lui dire...

MADAME DE NEUVILLE.

Lui écrire.

LUCIEN.

Non, non... Ah ! c’est que vous ne savez pas... je suis si distrait... j’oubliais de vous apprendre... il est ici.

MADAME DE NEUVILLE.

Ici !

À part.

Ah ! mon Dieu !

LUCIEN.

De ce matin. Tombé à Paris, chez moi, comme une bombe... et tous les bonheurs à la fois !... En ce moment, il vient de courir ici près, chez le ministre de la guerre, pour réclamer contre un passe-droit qu’on me fait, un grade qu’il s’impatientait de me voir attendre trop longtemps, faute de protection.

MADAME DE NEUVILLE.

Ce grade... mais que ne m’en parliez-vous ?... au lieu de faire quitter à votre père sa province pour ce motif-là.

LUCIEN.

Ce n’est pas le seul... Encore un autre qu’il ne m’a pas voulu dire ; mais moi, je lui ai raconté qu’une dame m’avait montré la bienveillance, l’amitié la plus généreuse ; il veut lui en faire ses remerciements, et je venais vous demander la permission de vous le présenter ce matin même.

MADAME DE NEUVILLE.

Me le présenter... à moi ?

LUCIEN.

Il doit me rejoindre ici pour cela... car, connaissant votre bonté, j’ai pris sur moi...

MADAME DE NEUVILLE, à part.

Ciel !...

Haut.

Mon cher Lucien, écoutez... certainement, je serais très flattée... mais...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Jacques Granger.

MADAME DE NEUVILLE.

Déjà...

LUCIEN.

C’est lui ! je jouis de son bonheur !... Arrivez, arrivez donc, mon père, madame vous attend.

MADAME DE NEUVILLE, à part.

Ah ! je suis prête à me trouver mal.

 

 

Scène VI

 

LUCIEN, GRANGER, MADAME DE NEUVILLE

 

GRANGER.

Vite, mon garçon, je sors de chez le ministre, je lui ai parlé comme il faut... Va-t’en sur-le-champ dans les bureaux de la guerre.

LUCIEN.

Tout à l’heure.

GRANGER.

Tout de suite.

MADAME DE NEUVILLE, à part.

Rien que le son de sa voix m’irrite les nerfs.

LUCIEN.

Mais, mon père, laissez-moi d’abord vous présenter ici.

GRANGER.

Puisque m’y voilà !... Pourtant, si tu y tiens, allons, présente...

LUCIEN.

Madame... c’est mon père que j’ai l’honneur...

MADAME DE NEUVILLE, avec embarras.

Monsieur...

GRANGER.

Oui, madame. On dit que vous êtes une brave femme, et ça me va. Ainsi, sans façon.

À part.

Ah ! diable !... mais non... si fait !... En voilà une sévère.

MADAME DE NEUVILLE, bas.

Silence !...

GRANGER.

C’est juste...

À Lucien.

Te voilà encore ici ?

LUCIEN.

Mon père !...

GRANGER.

Je t’ai dit en route ! allons, marche, et de la discipline !

Lucien sort en regardant son père et madame de Neuville, et en montrant sa surprise de leur embarras.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE NEUVILLE, GRANGER

 

MADAME DE NEUVILLE, après un silence.

Eh bien ! monsieur ?

GRANGER.

Eh bien ! madame ?

MADAME DE NEUVILLE.

Vous me dispenserez, j’espère, de vous rappeler nos conventions.

GRANGER.

Croyez que si j’y manque, c’est bien sans le vouloir.

Air du Ménage de garçon.

Si mon erreur mérite un blâme,
Faites-le tomber sur Lucien ;
Le drôl’ me parlait d’une femme,
À laquelle il ne manquait rien,
Dont on n’ pouvait dir’ que du bien...
Oui, de la bonté la plus grande,
Du caractère le plus doux...
Le moyen, je vous le demande,
De me douter que c’était vous ?

MADAME DE NEUVILLE.

Oh ! en revanche, je ne puis méconnaître votre ancienne galanterie.

GRANGER.

Oui, de la galanterie, des fadaises... voilà ce qu’il vous aurait fallu... Ça aurait bien été à une vieille moustache comme moi !... au général Granger, qui a reçu trente-deux blessures sur les champs de bataille, et qui n’a fait qu’une campagne malheureuse... celle du mariage ! Encore est-ce la faute de l’empereur, qui, après m’avoir nommé à tous mes grades, me nomma encore votre mari, par compensation, sans doute, le jour où il me donna ma croix.

MADAME DE NEUVILLE.

Ce qui fait que j’ai aussi porté la mienne.

GRANGER.

Laissez donc... vous n’en étiez pas fâchée dans les commencements, lorsque mon nom, que vous portiez, vous donnait le pas sur tous ces princes qui balayaient les antichambres des Tuileries... On ne se plaignait pas de moi, alors.

MADAME DE NEUVILLE.

Parce que je vous connaissais à peine... que vous étiez toujours à l’armée.

GRANGER.

Un peu, je m’en flatte.

MADAME DE NEUVILLE.

Mais depuis qu’en 1814 la paix et un nouvel ordre de choses vous eurent ramené à Paris, réduit à une existence civile...

GRANGER.

Ah dame ! chacun son état, comme dit c’ t’autre... on ne peut pas en même temps être civil et militaire.

MADAME DE NEUVILLE.

Je l’ai bien vu. Dans mon salon, rendez-vous de la meilleure compagnie...

GRANGER.

Vos bégueules de douairières...

MADAME DE NEUVILLE.

Monsieur fumait, jurait, contait des aventures de garnison.

GRANGER.

Tiens, il y en avait de drôles.

MADAME DE NEUVILLE.

Peut-être... dans la bouche d’un militaire de l’ancien régime.

GRANGER.

Oui... vos muscadins de colonels qui faisaient de la tapisserie ; mais ce n’est plus notre genre ; nous ne brodons pas, nous, madame.

MADAME DE NEUVILLE.

Le vôtre, c’est d’être insupportable.

GRANGER.

Et vous ! avec vos prétentions de me former au jargon du faubourg Saint-Germain...

MADAME DE NEUVILLE.

Il ne valait pas peut-être celui des danseuses de l’Opéra dont monsieur faisait sa société ?

GRANGER.

Vous y pensez encore ? Eh bien ! vrai, moi, je les ai oubliées... Dame ! j’étais jeune ; et puis, c’était votre faute.

MADAME DE NEUVILLE.

Ma faute !

GRANGER.

Ou celle de votre famille, qui dans son orgueil avait l’air de me traiter comme un intrus... et, ma foi... j’allais chercher des distractions ailleurs.

MADAME DE NEUVILLE.

Distractions bien honorables !... quand je me rappelle ce duel !... ce scandale de coulisses.

GRANGER.

Oh ! ça, j’ai eu tort... il ne faut jamais ébruiter... Aussi, lorsque votre vieux ci-devant d’oncle est venu me dire que je vous rendais malheureuse, et que vous ne vouliez plus me revoir... j’ai répondu Ça suffit. Je l’ai laissé maître des conditions, et une fois ma parole donnée, une parole de soldat, je me suis cantonné dans ma province, sans souffler le mot, et malgré mes regrets.

MADAME DE NEUVILLE.

Vos regrets ! pour vos distractions d’Opéra.

GRANGER.

Pas du tout.

MADAME DE NEUVILLE.

Vous voudriez peut-être me faire croire que c’était pour moi ?

GRANGER.

Encore moins... Pour ma fille... cette gentille petite créature que je vois encore avec ses beaux cheveux bouclés... M’être privé, pendant quatorze ans, de la faire sauter sur mes genoux... de la manger de caresses !

MADAME DE NEUVILLE.

Et de lui apprendre à bégayer vos gros mots...

GRANGER.

Rien que les petits... C’était si drôle, en passant par cette jolie bouche rose... Tenez... j’en pleure encore de souvenir... Qu’est-ce que ce sera donc quand je vais la revoir ?...

MADAME DE NEUVILLE.

La revoir ! vous !...

GRANGER.

Je me gênerai, peut-être...

MADAME DE NEUVILLE.

Et vos promesses ?...

GRANGER.

Sont sacrées... Vous n’auriez pas même eu besoin, en me demandant mon consentement poste restante, de me cacher votre adresse et votre nom postiche, avec une méfiance...

MADAME DE NEUVILLE.

Que vous justifiez.

GRANGER.

Non, vous dis-je... D’abord, en venant à Paris, je voulais seulement savoir le jour du mariage... me rendre en secret à l’église ; et là, sans être vu, tâcher d’entrevoir de loin la pauvre enfant.

Air : Sans murmurer.

À tout hasard,
J’aurais fait sentinelle ;
Et quoiqu’ je m’ vant’ de n’ pas être un cafard,
Pour que l’ bonheur lui fût toujours fidèle,
J’ crois que c’ jour-là j’aurais prié pour elle,
À tout hasard.

MADAME DE NEUVILLE.

À la bonne heure... dès que vous tenez nos conventions.

GRANGER.

Ah ! nos conventions... ça vous va bien d’en parler... Comment les avez-vous tenues vous-même ?... Mon fils, qui devait n’être qu’à moi, à moi seul, et qui pourtant vient chez vous, puisqu’il m’y amène...

MADAME DE NEUVILLE.

Il ignore que je suis sa mère... je me suis bornée à le lui prouver, sans le lui dire.

GRANGER.

À le lui prouver... Comment ?

MADAME DE NEUVILLE.

Pauvre Lucien !... quand je me rappelle ce qu’il était, il y a six mois, la première fois que je le rencontrai dans le monde... un ton hardi, soldatesque...

GRANGER.

Un troupier comme moi.

MADAME DE NEUVILLE.

Des opinions détestables.

GRANGER.

Un bon Français, comme moi encore.

MADAME DE NEUVILLE.

Et des propos d’un leste...

GRANGER.

Un peu farceur, toujours comme moi.

MADAME DE NEUVILLE.

Mais maintenant, grâce à l’empire que j’ai pris sur lui, je suis tranquille, ce n’est plus comme vous.

GRANGER.

C’est donc ça que ce matin il me semblait... tout changé... un militaire à la fleur d’orange... Elle m’a gâté mon fils... mais je me vengerai... en rentrant dans mes droits sur ma fille...

MADAME DE NEUVILLE.

Vos droits !

GRANGER.

Quand ce ne serait que celui de la marier à ma fantaisie.

MADAME DE NEUVILLE.

Vous oseriez contrarier mes projets pour Delphine ?

GRANGER.

Pourquoi non ?... tant que vous vous mêlerez de Lucien.

MADAME DE NEUVILLE.

Quel égoïsme ! Eh bien ! monsieur, s’il le faut, soit... j’en reviens à nos premiers arrangements...

GRANGER.

Vous prétendez...

MADAME DE NEUVILLE.

Oh ! je l’exige...

GRANGER.

Mais cependant...

MADAME DE NEUVILLE.

J’ai votre parole.

GRANGER.

Tyran !... va !

MADAME DE NEUVILLE.

Du moins, je vous prouverai que Delphine peut être heureuse sans votre secours.

GRANGER.

Et moi, que Lucien se passera très bien de vous pour faire son chemin dans le monde.

MADAME DE NEUVILLE.

À cet égard-là, j’ai fait l’essentiel.

GRANGER.

L’essentiel !... c’est ce qui vous trompe... et dans ce moment même... son brevet de chef d’escadron, à qui le devra-t-il ? À ma seule présence... à mon énergie... parce que je voudrais bien voir qu’on osât faire un passe-droit au fils du général Granger.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE NEUVILLE, GRANGER, LUCIEN

 

LUCIEN, à Granger.

Ah ! mon père... je vous retrouve ici...

GRANGER, bas à madame de Neuville.

Vous allez voir, madame...

Haut.

Tes affaires vont bien, n’est-ce pas ?

LUCIEN.

C’est-à-dire qu’elles vont on ne peut pas plus mal.

GRANGER.

Par exemple...

MADAME DE NEUVILLE, bas.

Vous voyez, monsieur...

GRANGER.

Qu’est-ce que ça signifie ?...

LUCIEN.

Dans les bureaux, on avait l’air de me fuir, et c’est à peine si quelques demi-mots m’ont fait deviner... Ah ! mon père, qu’est-ce que vous avez dit au ministre ?...

GRANGER.

Moi !... eh ! je ne lui ai rien dit, à ton ministre ! au contraire, c’est lui qui me disait du mal de toi, des rapports qu’il prétend avoir reçus contre ta moralité.

LUCIEN.

Qu’entends-je ! et lesquels ?... d’où viennent-ils ?

GRANGER.

Que sais-je ? Mais je ne me suis pas amusé à lui demander d’explications... j’étais si en colère... cependant je ne suis pas sorti des convenances.

LUCIEN.

Pas sorti des convenances !... et vous l’avez appelé en duel.

MADAME DE NEUVILLE.

Un duel au ministre !

GRANGER.

Pourquoi pas ?... C’est comme ça qu’entre généraux, sous l’Empereur, nous nous mettions d’accord... aussi, moi, je croyais tout arrangé.

LUCIEN.

Tout est perdu, au contraire ; encore, si je n’avais à regretter que mon état, mon avancement...

MADAME DE NEUVILLE, à part.

Il me fait une peine...

GRANGER, se montant.

Attends, attends... j’y retourne.

Il va prendre son chapeau.

LUCIEN, l’arrêtant.

Du tout, je vous en prie ; car j’ai à craindre pour d’autres espérances, bien plus chères, bien plus précieuses...

À madame de Neuville.

Madame, au nom du ciel !...

MADAME DE NEUVILLE.

Monsieur... sans doute... je voudrais... mais je ne dois pas me mêler... monsieur votre père seul...

GRANGER, à part.

A-t-elle mauvais cœur !

LUCIEN.

Je ne vous demande que de me conduire chez mademoiselle de Valery.

GRANGER.

Mademoiselle de Valery !...

MADAME DE NEUVILLE.

Impossible... une affaire sérieuse... qui m’oblige à écrire sur-le-champ...

LUCIEN.

Ah ! ce refus...

GRANGER, allant à lui.

Laisse faire. Mademoiselle de Valery ! quelque passion... je t’y conduirai, moi, et s’il ne faut que te donner tout ce que je possède...

LUCIEN.

Mon bon père !...

MADAME DE NEUVILLE, bas à Lucien.

Allez-y seul.

LUCIEN, étonné.

Madame...

Elle lui fait signe de se taire.

GRANGER, qui est déjà près de la porte du fond.

Viens.

LUCIEN, regardant toujours madame de Neuville.

Non, non, pas en ce moment.

Nouveaux gestes de madame de Neuville.

Veuillez m’attendre ici...

Elle lui fait signe d’insister.

et promettez-moi de ne pas sortir jusqu’à mon retour.

MADAME DE NEUVILLE, à part.

C’est plus sûr.

GRANGER.

Ah çà ! c’est donc à dire que je ne suis bon à rien ?

LUCIEN.

Au contraire... je vous réserve pour les grandes occasions.

GRANGER.

Soit.

MADAME DE NEUVILLE, à part.

Et moi... écrivons au ministre pour tâcher de réparer...

Faisant une révérence à Granger. Haut et passant au milieu.

Désespérée, monsieur...

GRANGER.

Comment donc, madame...

À part.

Que le diable l’emporte !

Air : Chut, c’est convenu. (Du Moulin de Javelle.)

MADAME DE NEUVILLE, bas à Lucien.

Vite, allez sans lui,
Il faut agir en silence,
De la prudence,
Car sa violence,
Bientôt je pense,
Vous aurait nui.

Bas à Granger.

Vous êtes content,
Pour mon fils je ne veux rien faire ;
Sachez, en bon père,
Pour votre fils en faire autant.

Madame de Neuville rentre en faisant des signes d’intelligence à Lucien, qui lui répond de même. Granger se retourne. Lucien sort par le fond.

 

 

Scène IX

 

GRANGER, seul

 

Pas un mot, pas un conseil à son fils qui se désole... C’est dur, ces femmes !... ça n’a pas la sensibilité des militaires. Oh ! Dieu... moi, à sa place, j’aurais envoyé le père à tous les diables ! et si ma fille était là, devant moi, en larmes... Si on allait la sacrifier à un mari qui ferait son malheur, il n’y a promesse qui tienne, je serais un homme sans foi, sans honneur, tout ce qu’on voudrait... mais ma fille serait heureuse... Ma fille ! elle ne doit pas être mal... Je gage que je la reconnaîtrais !

DELPHINE, dans la coulisse de gauche.

Vite, Julie, ma mère attend après vous.

GRANGER, regardant de ce côté.

Cette voix !... Une jeune personne qui vient par ici... quelle tournure ! quelle grâce !... Oh ! si c’était... Oui, je l’espère, elle est trop gentille pour ne pas être mon enfant.

 

 

Scène X

 

DELPHINE, GRANGER

 

GRANGER.

Ma belle demoiselle, un mot. Est-ce vous la demoiselle de la maison ?

DELPHINE.

Oui, monsieur.

GRANGER, à part.

J’en étais sûr.

DELPHINE.

Et vous, le père de M. Lucien.

GRANGER.

Vous savez ça ?

DELPHINE.

De ma mère, qui m’envoie vous tenir compagnie.

GRANGER.

Quoi !... votre mère ?... c’est elle ?...

À part.

Ça m’étonne de sa part ; n’importe, elle se fie à moi, faut en être digne.

DELPHINE.

Vous ne vous asseyez pas, monsieur ?

GRANGER

Non, non, ne vous dérangez pas ; vous êtes si bien comme ça.

À part, la regardant.

C’est vrai qu’elle est... Ah ! dire que cette grande et belle femme que j’ai là en face de moi, c’est ma fille, c’est mon enfant ; celle qui, dans le temps, sur mes genoux... Ah ! je ne sais ce que j’éprouve... un battement de cœur, un plaisir... comme autrefois, le matin d’une bataille, en face des Prussiens.

DELPHINE.

Eh ! mais, comme vous me regardez !

GRANGER.

Si j’osais, je ferais mieux encore.

DELPHINE.

Comment ?

GRANGER.

Vous ne devinez pas ?

DELPHINE.

Mon Dieu, non...

GRANGER, à part.

Elle ne devine pas !

Haut, brusquement.

Mais, je vous embrasserais !

DELPHINE, reculant.

Monsieur !

GRANGER.

Faut pas que ça vous effraye... je sais bien qu’un étranger, un inconnu... mais à cause de mon âge, voyez-vous, moi... je serais deux fois votre père.

DELPHINE.

Ah ! si vous l’étiez...

GRANGER.

Vous m’embrasseriez ?

DELPHINE.

De tout mon cœur.

GRANGER, à part.

Est-elle bonne !...

Haut.

Eh bien !... faites comme pour lui.

DELPHINE.

Est-ce que vous l’avez connu ?

GRANGER.

Beaucoup...

DELPHINE.

Vous avez connu mon père !... Et en effet, j’y songe, vous aussi, vous êtes général, peut-être son ami, son frère d’armes ?

GRANGER.

Justement ! nous nous sommes trouvés aux mêmes batailles, et c’est en son nom que je vous demande...

DELPHINE.

Oh ! bien volontiers !

Elle fait un pas vers lui.

GRANGER, l’embrassant.

Merci !

À part.

On aurait envie d’appuyer...

Après l’avoir embrassée sur l’autre joue.

C’est égal, ça fait joliment de bien.

DELPHINE.

Oh ! je ne vous tiens pas quitte.

GRANGER.

Vrai, vous voulez encore...

Il va pour l’embrasser de nouveau.

DELPHINE.

Vous questionner.

GRANGER.

Sur votre père ?

DELPHINE.

Oui. Y a-t-il longtemps que vous ne vous êtes trouvés ensemble ?

GRANGER.

Moi, avec lui... mais non, il n’y a pas longtemps...

DELPHINE.

Alors, je vous en prie, parlez-moi de lui ; donnez-moi une idée de son air, de ses traits, de ses habitudes... que je croie au moins le voir quand je penserai à lui.

GRANGER.

Vous y penserez donc ?

DELPHINE.

Toujours.

GRANGER, à part.

Et ne pas recommencer à...

Faisant le geste d’embrasser.

Quel dommage !

DELPHINE.

Eh bien ?...

GRANGER.

Eh bien !

À part.

Diable ! c’est embarrassant !...

Haut.

Voyons, comment vous le figurez-vous ? je vous dirai si c’est à peu près ça.

DELPHINE.

Dame ! pour le caractère, il me semble qu’il doit être vif, décidé, même un peu brusque.

GRANGER.

Oui, un peu...

DELPHINE.

Mais, pas méchant...

GRANGER.

Pas trop...

DELPHINE.

Au contraire. L’habitude du commandement dans les grandes choses rend plus facile sur les petites, et j’ai idée que, moi, je ferais de lui tout ce que je voudrais.

GRANGER.

Ah ! vous avez cette idée-là ?

À part.

Moi aussi.

DELPHINE.

Quant à ses traits, c’est plus difficile.

Air de Céline.

On doit lire une noble audace
Dans ses regards étincelants ;
Et son front doit porter la trace
Et des fatigues et du temps.
Quelque cicatrice honorable,
Et pourtant l’abord simple et doux,
Un air franc, naturel, aimable,
Enfin, à peu près comme vous.

GRANGER, à part.

Dieu ! entendre ça, et se taire... j’étouffe.

DELPHINE, s’approchant de lui avec gentillesse.

Est-ce bien cela ?

GRANGER.

Mais oui, oui, nous nous ressemblons... À l’armée, on nous prenait l’un pour l’autre ; deux petits généraux du même calibre, et qui ne boudaient pas.

À part.

Je puis bien lui dire ça.

DELPHINE.

Vraiment ! Oh ! alors, à mon tour, laissez-moi vous regarder.

GRANGER.

À votre aise, mon enfant...

Se reprenant.

Pardon, mademoiselle.

DELPHINE.

Oh ! non, non, dès que vous ressemblez à mon père, appelez-moi votre enfant, votre fille... ça me fera illusion !

GRANGER, avec chaleur.

Oui, ma fille ! voilà ce que vous serez pour moi ! et dès à présent, parlez-moi sans feinte, comme à un père ; formez-vous un vœu, un désir ?... manque-t-il quelque chose à votre bonheur ?... je suis là ! On veut vous marier, est-ce contre votre gré, votre inclination ? Soyez tranquille ; dites un mot, un seul, le mariage ne se fera pas.

DELPHINE, vivement.

Au contraire ! qu’il se fasse, monsieur, qu’il se fasse tout de suite !

GRANGER, souriant.

C’est différent... il paraît que celui qu’on vous destine...

DELPHINE.

Est de mon choix ! cet excellent Alfred, si instruit, si généreux, et puis, il m’aime tant... il a refusé pour moi la fille d’un grand seigneur en faveur à la cour.

GRANGER.

À la bonne heure... il n’est donc pas dans les courtisans ?...

DELPHINE.

Lui !...

À demi-voix.

Ne le répétez pas à ma mère, il adore Napoléon.

GRANGER.

Napoléon et vous !... il est de bon goût, ce garçon-là !

DELPHINE.

Et puisque vous êtes l’ami de mon père, tâchez que son consentement ne se fasse pas attendre...

GRANGER.

Vous êtes donc bien impatiente ?...

DELPHINE.

Sans doute... une fois la femme d’Alfred, il m’a promis de me conduire auprès de mon père, et ne fût-ce que pour le voir plus tôt...

GRANGER.

Vous tenez à être mariée plus vite... c’est d’une bonne fille...

À part.

Ça vous a de petites raisons...

DELPHINE.

Ainsi, quand vous lui écrirez...

GRANGER.

On y aura égard.

DELPHINE.

Bientôt...

GRANGER.

Dès aujourd’hui...

DELPHINE.

Oh !... je ne vous presse pas... il y a là, dans ce cabinet, tout ce qu’il faut pour écrire...

GRANGER.

Oui, vous me dites ça seulement...

À part.

Une malice du diable... Cher ange, va.

 

 

Scène XI

 

ALFRED, DELPHINE, GRANGER

 

ALFRED.

Ah ! Mademoiselle, il faut que je vous parle... il faut...

Apercevant Granger.

Vous n’êtes pas seule ?

DELPHINE.

Monsieur est un ami de mon père.

Bas à Granger.

Mon prétendu.

GRANGER, le toisant.

Ça ?

DELPHINE, à demi-voix.

Comment le trouvez-vous ?

GRANGER, de même.

Il n’a pas servi ?

DELPHINE, de même.

Non, il est au barreau.

GRANGER, de même.

Je m’en doutais...

À part.

Pékin.

DELPHINE, à Alfred.

Vous vouliez me dire ?... Qu’avez-vous donc... cet air contraint... inquiet...

ALFRED, avec embarras.

Pardon, c’est que je venais... je voulais...

GRANGER.

Causer avec votre future et non avec moi.

ALFRED.

Monsieur...

GRANGER.

C’est trop juste, je vous laisse.

Air : Vaudeville des chemins de fer.

À part.

Le drol’ de gendre, il me fait rire
Par son air triste et langoureux ;
Quell’ différenc’, quand sous l’empire
Nous avions l’ temps d’être amoureux !
Nous savions, à la baïonnette,
Enl’ver les cœurs... mais ce n’est pas
Un fameux régim’ de conquête
Que le régim’ des avocats.

À Delphine.

Sans adieu, je vais écrire.

DELPHINE.

Dites surtout à mon père combien sa fille l’aime.

GRANGER, avec expression.

C’est comme s’il le savait déjà.

Granger entre dans le cabinet à droite.

 

 

Scène XII

 

ALFRED, DELPHINE

 

ALFRED, à part.

Moi, renoncer à elle ! non, c’est impossible.

DELPHINE, sautant de joie.

Que je suis heureuse ! Alfred, plus d’obstacle... je vais avoir le consentement de mon père !...

ALFRED.

Et moi... je n’ai plus celui du mien.

DELPHINE.

Qu’entends-je ?... quel motif ?

ALFRED.

Oh ! si je le savais... si je pouvais deviner l’auteur d’une indigne calomnie !...

DELPHINE.

Une calomnie !... contre moi ?

ALFRED.

Oui... voilà tout ce que j’ai pu saisir dans les demi-mots qui échappaient à mon père... Vainement, par mes questions, je réclamais les moyens de vous défendre et de vous venger ; sourd à mes prières, il ne m’a répondu qu’en m’interdisant de vous revoir.

DELPHINE.

Ô ciel ! m’accuser !... et de quoi ? Je dois le savoir pour me justifier.

ALFRED.

En me quittant, mon père m’a dit qu’il allait l’écrire à madame de Neuville...

DELPHINE.

À ma mère !... Ah ! je tremble !... un tel coup !... Il l’accablerait !... et que pourrait-elle pour moi ?... Non, non, c’est mon père qui doit tout apprendre... c’est mon père qu’il me faut, c’est son appui, sa protection... une fille n’a rien à craindre auprès de son père.

ALFRED.

Votre père !...

DELPHINE.

Il viendra, n’en doutez pas ; mais jusque-là... que faire ?... Alfred... ah ! je vous en conjure, retournez près du vôtre, qu’il attende... quelques jours encore... que son silence épargne à ma mère une épreuve trop douloureuse. Cette lettre, au nom du ciel, qu’il ne l’envoie qu’à moi, à moi seule !

ALFRED.

Chère Delphine, je cours...

MADAME DE NEUVILLE, dans la coulisse.

Voyez donc si ma voiture est prête.

DELPHINE.

La voilà !...

 

 

Scène XIII

 

ALFRED, DELPHINE, MADAME DE NEUVILLE

 

MADAME DE NEUVILLE, à part.

Le ministre m’a fait dire qu’il me recevrait sur-le-champ, et j’espère...  

Haut.

C’est vous, Alfred ; justement je venais charger Delphine de m’excuser près de M. de Cérigny. Une circonstance imprévue m’oblige à sortir sur-le-champ, et s’il arrivait avant mon retour...

ALFRED.

Vous êtes trop bonne, madame, mon père n’aurait pu se rendre aujourd’hui chez vous.

MADAME DE NEUVILLE.

Et pourquoi ?

ALFRED, toujours l’œil sur Delphine qui est agitée.

Une indisposition...

DELPHINE.

Qui le retiendra peut-être quelques jours.

MADAME DE NEUVILLE.

C’est donc sérieux ?

ALFRED.

Non, non... rien que la fatigue du voyage.

MADAME DE NEUVILLE.

Vous me rassurez... quelques jours de repos... et de mon côté... d’ici là, j’espère être en mesure...

UN DOMESTIQUE, entrant.

La voiture de madame.

DELPHINE, à part.

Je respire.

ALFRED, bas à Delphine.

Elle part... j’aurai le temps de revoir mon père.

LE DOMESTIQUE.

Voici une lettre pour madame, qu’on vient d’apporter de la part de M. de Cérigny.

ALFRED, à part.

La lettre de mon père !...

DELPHINE, à part.

Tout est perdu !

MADAME DE NEUVILLE, qui a pris la lettre.

Comment !... votre père... malade !... et m’écrire !... encore une lettre charmante, j’en suis sûre !... Ah ! c’est une attention !... Je lirai dans ma voiture...

DELPHINE, ne pouvant plus se contenir.

Ah ! ma mère...

MADAME DE NEUVILLE.

Quoi donc ?

DELPHINE.

Si vous saviez !...

ALFRED.

Madame...

MADAME DE NEUVILLE.

Que signifie ?...

À part.

Ciel ! est-ce que mon mari ?... Il en est capable...

 

 

Scène XIV

 

ALFRED, DELPHINE, MADAME DE NEUVILLE, GRANGER

 

GRANGER, sortant du cabinet, un papier à la main.

Ma fille sera contente... et voilà...

Apercevant madame de Neuville.

Encore ma femme !

MADAME DE NEUVILLE, s’approchant de lui, bas.

Monsieur, qu’avez-vous dit à ma fille ?

GRANGER, bas.

Rien.

MADAME DE NEUVILLE, bas.

Vous lui avez laissé ignorer ?...

GRANGER, bas.

Tout.

MADAME DE NEUVILLE, bas.

À la bonne heure...

GRANGER, bas.

Et ce n’est pas sans peine... en la voyant si aimable...

MADAME DE NEUVILLE, bas.

Ah ! vous en convenez.

GRANGER, bas.

Parbleu !...

MADAME DE NEUVILLE, bas.

Et ce bonheur que je lui ai préparé... vous voudriez m’empêcher de l’achever seule ?

GRANGER, bas.

Voilà ma réponse.

Il lui présente le papier.

MADAME DE NEUVILLE, bas.

Votre consentement !... ah ! c’est bien ! c’est très bien... moi qui craignais... Puisqu’il en est ainsi, confiance pour confiance ; afin de vous faire connaître l’esprit, l’excellent ton du futur beau-père de Delphine, tenez, monsieur, cette lettre que je reçois à l’instant, lisez-la.

DELPHINE, qui de loin a suivi des yeux tous les mouvements de sa mère.

La lettre... ah ! Dieu soit loué !

GRANGER, bas.

Une lettre à votre adresse.

MADAME DE NEUVILLE, bas.

Oui. Vous me la rendrez, car nous nous reverrons encore.

Haut, à Alfred.

Alfred, votre main.

Madame de Neuville sort. Alfred lui donne la main.

 

 

Scène XV

 

GRANGER, DELPHINE

 

GRANGER, à part.

Cette lettre !... c’est encore pour m’humilier !

DELPHINE, qui a suivi des yeux sa mère.

Elle est partie !... du courage !

Allant à Granger, les mains jointes.

Monsieur...

GRANGER.

Mon enfant... que faites-vous là ?

DELPHINE, tombant à genoux.

Je vous implore.

GRANGER.

Par exemple !... et pourquoi ? Relevez-vous.

DELPHINE.

Non... jusqu’à ce que vous m’ayez promis...

GRANGER.

Tout... mais relevez-vous, morbleu !...

À part.

Elle, à genoux !... ah !...

Haut.

Parlez... parlez vite !

DELPHINE.

Vous m’avez dit que vous saviez où est mon père.

GRANGER.

Après.

DELPHINE.

Cette lettre... que ma mère ne la revoie pas... vous direz que vous l’avez égarée, perdue... c’est à mon père qu’il faut l’envoyer !

GRANGER.

À votre père...

À part.

ça se trouve bien !

DELPHINE.

Il sera mon juge, je lui écrirai aussi, j’emploierai les plus tendres prières. N’est-ce pas qu’il ne voudra pas m’abandonner encore...

GRANGER.

Vous abandonner ! lui !

DELPHINE.

Ah ! s’il ne l’avait pas fait jusqu’à ce jour, si l’on m’avait toujours vue près de lui, sous sa sauvegarde.

GRANGER.

Ce reproche... Vous pleurez !...

À part.

Ma fille qui pleure à présent !...

Haut.

Eh bien ! oui, il a eu des torts.

DELPHINE.

Ah ! je ne l’accuse pas ; mais qu’il vienne !... Que peuvent deux femmes isolées, sans défense ? Qu’il vienne ! je n’ai d’espoir qu’en lui.

GRANGER.

Vous ne l’attendrez pas longtemps, je vous en réponds... Mais, expliquez-vous... est-ce que le mariage ?...

DELPHINE.

Ah ! il s’agit bien de mon mariage... de mon bonheur... quand on attaque ma réputation.

GRANGER.

Par exemple ! qui l’oserait ?

DELPHINE.

Il saura tout par cette lettre.

GRANGER.

Cette lettre !... comment ?...

À part, en l’ouvrant.

Gare à celui qui l’a écrite !

DELPHINE.

Que faites-vous ?

GRANGER.

Ce que m’a dit votre mère.

DELPHINE.

Ah ! monsieur... elle ne se doutait pas...

GRANGER, lisant.

C’est bon, c’est bon... Que vois-je ? quoi !... c’est à cause de Lucien ?...

DELPHINE.

Votre fils ?...

GRANGER, lisant toujours.

Rien, rien...

Entre ses dents.

Son assiduité ici... des soupçons !...

À part.

Il est donc imbécile, celui qui a écrit ça.

DELPHINE.

Quoi, monsieur ?...

GRANGER,

Rien, vous dis-je.

À part.

C’est un imbécile !...

Continuant de lire.

« Oui, madame, avant tout, j’avais un devoir à remplir envers mon fils, en apprenant de pareils bruits... mais, persuadé de leur imposture, je me suis cru un autre devoir envers vous : c’était d’éclairer une mère... »

S’interrompant.

Au fait, ce n’est pas un imbécile, ce n’est qu’un honnête homme.

Lisant.

« De lui donner les moyens de confonde la calomnie en lui en découvrant l’auteur, M. de Lauzan... »

Avec rage.

L’infâme !...

Parcourant des yeux.

Ces renseignements... Bien, bien... il ne m’en faut pas davantage !

DELPHINE, qui l’a toujours regardé pendant qu’il lisait bas.

Eh bien, monsieur ?

GRANGER, affectant un air gai.

Eh bien, mon enfant, une misère, une bagatelle qui sera bientôt réparée.

DELPHINE.

Mais si mon père est loin d’ici...

GRANGER, avec entrainement.

Loin d’ici... Ah ! chère enfant !...

À part.

Mais non, ce n’est pas le moment d’ajouter à ses émotions.

DELPHINE.

Vous ne répondez pas.

GRANGER.

Air : Je n’ai pas vu ces bosquets de lauriers.

Bientôt lui-même il aura répondu,
En remplissant tous les devoirs d’un père ;
Jusqu’à ce jour il a trop méconnu
Ce qu’un tel nom lui commandait de faire.
Il se priva du bonheur le plus grand,
Celui de voir tant de grâce, de charmes...
Mais il n’était qu’à plaindre ; et maintenant
Il est coupable d’être absent,
Quand sa fille verse des larmes.

Brusquement.

Adieu.

DELPHINE.

Croyez que ma reconnaissance...

GRANGER.

Adieu, vous dis-je... Il ne s’agit pas de faire des phrases.

 

 

Scène XVI

 

LUCIEN, GRANGER, DELPHINE

 

LUCIEN, au fond du théâtre.

Ah ! mon père ! je suis au désespoir... mademoiselle de Valery...

GRANGER, près de la porte pendant toute la scène.

Que m’importe ?... Au diable elle et vous !

LUCIEN.

Comment !

GRANGER.

Plus tard... nous nous reverrons, monsieur.

LUCIEN.

Je l’espère bien.

GRANGER.

Et s’il était vrai que le moindre propos de ta part... quoique je ne te croie point capable... oh ! non, tu ne l’es pas, autrement... malheureux !

LUCIEN.

Expliquez-vous.

GRANGER.

Je n’ai pas le temps... adieu.

Il sort.

 

 

Scène XVII

 

LUCIEN, DELPHINE

 

LUCIEN.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

À Delphine.

Ah ! mademoiselle... vous étiez avec mon père : savez-vous pourquoi il me quitte ainsi ?

DELPHINE.

Oui, monsieur Lucien un service qu’il va rendre... et avec un empressement !... car il est si bon, si généreux !

LUCIEN.

Oui, c’est le meilleur des hommes ; mais il vient de me faire bien mauvaise mine. Au reste, ce n’est pas lui plus que tout le monde. Ce matin, dans les bureaux du ministre, je trouve un accueil glacé ; tout à l’heure ; chez mademoiselle de Valery, on m’éconduit avec les épigrammes les plus amères... Pourquoi ? Je l’ignore... Quelque histoire qu’on lui aura débitée sur mon compte... M. de Lauzan, peut-être, par jalousie et pour me perdre auprès d’elle... Oh ! si j’en étais sûr... Enfin, une journée malheureuse pour moi... Il semble que chacun se soit donné le mot à mes dépens ; aussi, je reviens près de vous pour me reposer de mes chagrins par l’image de votre bonheur.

DELPHINE.

Mon bonheur... ah ! monsieur Lucien... Mais, parlons du vôtre. Mademoiselle de Valery est mon amie... depuis longtemps vous l’aimiez ; je m’en étais aperçue ; je me plaisais à lui dire du bien de vous.

LUCIEN.

Quoi ! mademoiselle...

DELPHINE.

Et aujourd’hui je la verrai ; je saurai ce qui a pu vous nuire auprès d’elle ; je lui reparlerai en votre faveur... fiez-vous à moi.

LUCIEN.

Vous daigneriez !... une sœur n’agirait pas mieux. Eh bien ! ça ne m’étonne pas ; car moi, du moment que je vous ai connue, j’ai eu pour vous tous les sentiments d’un frère.

DELPHINE.

Je le sais bien.

LUCIEN.

Mais ce que vous ne savez pas, c’est l’ardeur, c’est l’enthousiasme que je mettais à vous citer comme le modèle de tous les talents, de toutes les qualités.

DELPHINE.

Vous !... faire mon éloge !

LUCIEN.

Une revanche... vous faisiez bien le mien. Seulement, j’avais sur vous l’avantage de la vérité ; aussi, ils disaient tous que j’étais amoureux de vous.

DELPHINE, à part, avec effroi.

Ah ! je devine... c’est lui qui m’aura compromise.

LUCIEN.

Et ils seront bien étonnés en me voyant danser de si bon cœur à votre noce. Ils verront que ce n’était que de l’amitié.

DELPHINE, vivement.

Eh bien ! si cette amitié est sincère, je n’en demande qu’une preuve.

LUCIEN.

Laquelle ?

DELPHINE.

C’est que vous ne prononciez plus mon nom... que vous ne me parliez plus jamais, devant personne.

LUCIEN.

Par exemple !...

DELPHINE.

Que vous veniez ici plus rarement, et rien que pour ma mère... aux heures que je passe à l’étude, où elle est seule.

LUCIEN.

Que signifie ?

MADAME DE NEUVILLE, en dehors.

Lucien est ici ?

DELPHINE.

C’est ma mère... Adieu, ne lui parlez de rien.

Elle rentre dans l’intérieur.

LUCIEN.

Si j’y comprends un mot !... Tout le monde me fuit... je suis un vrai paria !... Madame de Neuville m’expliquera peut-être... elle est si bonne pour moi !

 

 

Scène XVIII

 

MADAME DE NEUVILLE, LUCIEN

 

MADAME DE NEUVILLE, entrant, à part.

Le voilà !... Ah ! Lucien, si ce que j’ai su du ministre est véritable, tu es indigne de ma tendresse.

À Lucien.

Ah ! je vous retrouve, monsieur... restez.

LUCIEN.

Madame, j’allais...

MADAME DE NEUVILLE, très sévèrement.

Restez, monsieur, vous dis-je... il le faut.

LUCIEN, à part.

Ah ! mon Dieu ! j’aimais presque mieux le ton de la fille en me priant de ne plus revenir, que celui de la mère en me disant de rester.

MADAME DE NEUVILLE.

Je ne vous arrêterai pas longtemps ; car, cette fois, c’est bien contre mon gré. Je conçois, d’ailleurs, que ma conversation vous gêne ; il vous en faut de plus libres... mais aujourd’hui, du moins, vous n’aurez pas sujet de faire trophée de votre présence dans ma maison.

LUCIEN, à part.

Allons !... c’est une énigme... Je n’y tiens plus...

Haut.

Madame...

MADAME DE NEUVILLE.

Veuillez d’abord m’écouter ; vous répondrez ensuite à mes questions.

LUCIEN, à part.

C’est ça, un interrogatoire ! Il ne manque plus que de me faire asseoir comme un criminel devant mon juge.

MADAME DE NEUVILLE, s’asseyant.

Asseyez-vous.

LUCIEN, à part.

Sur la sellette... il ne manque plus rien.

Il s’assied auprès de madame de Neuville.

MADAME DE NEUVILLE.

Monsieur, il y a six mois, quand je vous ai invité, accueilli, vous m’avez dit que votre première jeunesse s’était passée auprès de votre père...

LUCIEN.

Oui, madame.

MADAME DE NEUVILLE.

Qui, sans doute, comme tous les militaires, se complaisait à vous raconter ses nombreuses campagnes ?

LUCIEN.

Pour m’instruire.

MADAME DE NEUVILLE.

Et qui se vantait à vous, je suppose, de ses exploits d’un autre genre : les aventures de garnison, les bonnes fortunes... pour vous instruire aussi.

LUCIEN.

Madame...

MADAME DE NEUVILLE.

D’où il suit que tout cela vous aura semblé le cortège, l’accessoire indispensable de la bravoure, que vous y aurez vu autant d’exemples à imiter...

LUCIEN.

Madame...

MADAME DE NEUVILLE.

Et qu’à votre tour, vous aurez fait sonner bien haut les bonnes fortunes que vous aviez, ou que vous n’aviez pas...

LUCIEN.

Mais, madame...

MADAME DE NEUVILLE.

Répondez, et sans détour ; est-ce vrai ?

LUCIEN.

Eh bien ! j’ignore votre but... mais, dût mon aveu vous donner des armes contre moi, je serai sincère ; oui, c’est vrai.

MADAME DE NEUVILLE, à part.

Ah ! Lucien...

Haut.

Ainsi, monsieur, vous avez pu vous jouer sans remords du repos, de la considération des familles.

LUCIEN.

Est-ce que je pensais à cela dans le moment ? Je ne voyais là dedans qu’un badinage ; et ensuite, au pis aller, un coup d’épée.

MADAME DE NEUVILLE, se levant.

Un coup d’épée ! malheureux... et votre mère ?

LUCIEN, se levant.

Ma mère !...

MADAME DE NEUVILLE, à part.

Ah ! qu’ai-je dit ?

LUCIEN.

Que n’en avais-je une ! ou plutôt, pourquoi m’a-t-elle abandonné ?

MADAME DE NEUVILLE, à part.

Ciel !

LUCIEN.

Oui, madame ; j’ai promis de ne vous rien taire... Une séparation... je n’ai jamais bien su... mais enfin, si elle avait présidé à mon éducation, mon père se serait contenu devant moi, par égard, par respect pour elle... ou du moins elle aurait sans peine effacé des impressions dangereuses.

Air d’Yelva.

Grâce aux efforts d’une active tendresse,
Elle aurait su, par degrés, dans mon cœur
Développer cette délicatesse
Qui va plus loin peut-être que l’honneur ;
La bienséance aimable et familière ;
Que sais-je ? enfin... ces sentiments exquis
Que le ciel met dans le cœur d’une mère
Comme un dépôt qu’elle doit à son fils.

MADAME DE NEUVILLE.

Ainsi, c’est d’elle que vous vous plaignez ?

LUCIEN.

Ah ! madame !

MADAME DE NEUVILLE.

Vous lui croyez du moins tous les torts ?

LUCIEN.

Un seul, peut-être : celui de m’avoir privé du bonheur de la connaître, de la chérir, tenez, encore plus que je ne vous chéris, madame.

MADAME DE NEUVILLE, à part.

Je n’ai plus la force de l’accuser.

LUCIEN.

Si elle eût fait pour moi, moi, son fils, ce que vous avez daigné faire pour un inconnu, un étranger, jugez de son empire par le vôtre... car enfin, grâce à vos leçons, aux habitudes que j’ai contractées près de vous, je puis encore être étourdi, frivole, dans tout ce qui ne touche qu’à moi ; mais quand il s’agit d’un intérêt sérieux pour tout autre, d’un devoir sacré, je sais y réfléchir, le comprendre, et plutôt que d’y manquer...

MADAME DE NEUVILLE.

Est-ce bien vrai ?... me répondez-vous que depuis six mois vous n’avez fait gloire d’aucune prétendue séduction ?...

LUCIEN.

Je le jure.

MADAME DE NEUVILLE.

Je vous crois ; et, au fait, il y a des êtres si faux, si perfides...

LUCIEN.

Qui donc ?... Je voudrais bien voir qu’on m’accusât.

MADAME DE NEUVILLE, vivement.

Non, non, personne... au contraire, je vous dois une preuve de mon estime et de mon attachement.

Lui présentant un papier.

La voilà !

LUCIEN, prenant le papier.

Me trompé-je !... non... ce brevet... Ah ! madame.

Il lui baise la main avec transport.

 

 

Scène XIX

 

MADAME DE NEUVILLE, GRANGER, LUCIEN

 

GRANGER, dans la coulisse.

Oui, jeune homme, cherchez votre prétendue, votre Delphine... rassurez-la ; qu’elle vienne.

LUCIEN, courant à lui.

Mon père... ah ! vous arrivez à propos...

GRANGER.

Mon fils, je t’avais soupçonné à tort.

LUCIEN.

De quoi ?

GRANGER.

Ça ne te regarde pas.

Lui serrant la main.

Mais je sais que tu es un brave garçon.

LUCIEN.

Encore une énigme... N’importe ! voilà que tout me réussit, à cette heure. Courez, mon père, courez, comme moi, baiser la main qui me remet ce brevet de chef d’escadron.

GRANGER.

Pas possible !

LUCIEN.

Si fait... allez donc.

À madame de Neuville.

Vous permettez, n’est-ce pas ? à mon père.

Il fait passer son père en lui présentant la main de madame de Neuville.

GRANGER, qui a pris avec contrainte la main que madame de Neuville lui laisse à regret, à voix basse.

Que signifie ?...

MADAME DE NEUVILLE, bas.

J’ai réparé vos inconséquences.

GRANGER, bas.

Ainsi, c’est par votre crédit que mon fils ?...

MADAME DE NEUVILLE, bas.

M’en voulez-vous ?

GRANGER, à part.

Elle vaut mieux que je ne croyais.

 

 

Scène XX

 

DELPHINE, MADAME DE NEUVILLE, ALFRED, GRANGER, LUCIEN

 

DELPHINE, à Granger.

Quoi, monsieur, dois-je en croire Alfred ? vous avez forcé monsieur de Lauzan à vous suivre chez monsieur de Cérigny et à rétracter hautement des paroles mensongères ?

TOUS, excepté GRANGER et ALFRED.

Monsieur de Lauzan !

ALFRED.

Oui, l’ennemi secret de Lucien, qu’il calomniait en compromettant Delphine. Mais ce que vous ignorez encore, c’est à quel prix a été obtenu cet acte de justice.

Montrant le poignet de Granger, enveloppé d’un taffetas noir.

Voyez !

Il passe à la droite de Delphine.

DELPHINE.

Ciel !

LUCIEN.

Une blessure !

GRANGER.

Dame !... quinze ans de paix, ça rouille la main. Il a été plus heureux que moi ; c’est un malheur.

MADAME DE NEUVILLE, bas, à Granger.

Quoi ! vous avez défendu ma fille ?

GRANGER, bas.

M’en voulez-vous ?

MADAME DE NEUVILLE, à part.

Je ne m’en sens plus la force.

DELPHINE, à Granger.

Ah ! monsieur, comment reconnaître ce service ?

GRANGER, passant près de Delphine.

En m’en demandant d’autres ?

DELPHINE.

Eh bien ! oui.

GRANGER.

De quoi s’agit-il ?

DELPHINE.

Après un tel bienfait, ma mère n’a rien à vous refuser. Vous êtes l’ami de mon père : tâchez de les réconcilier... de les réunir... rien ne manquera plus à mon bonheur.

MADAME DE NEUVILLE, à part.

Que dit-elle ?

GRANGER, à part, avec hésitation.

Diable, diable !... Drôle d’idée qui lui vient là !

LUCIEN, à madame de Neuville.

Quoi ! vous aussi ! séparée !

À part.

Quel soupçon !

DELPHINE, à Granger.

Vous ne dites rien.

GRANGER, après un peu d’hésitation.

Si fait, si fait !

À part.

Allons, pour ma fille.

Bas, se rapprochant de madame de Neuville.

Madame...

Lucien, Delphine, Alfred se sont rapprochés ; il leur fait signe de s’éloigner.

Laissez-moi un peu, vous autres.

Ils s’éloignent d’un air inquiet et curieux. Avec hésitation.

Vous avez entendu... Qu’en pensez-vous ?

MADAME DE NEUVILLE, bas.

Qu’après ce qui s’est passé, nous nous devons à nous-mêmes...

GRANGER.

Et surtout à nos enfants...

MADAME DE NEUVILLE.

Oui... pour eux.

Air du Piège.

Aux dangers semés sous ses pas
Pour qu’une fille arrive à se soustraire,
Je le vois trop, d’un homme il faut le bras
Dirigé par le cœur d’un père.

GRANGER.

Comme pour bien lancer un fils
Rien n’égale, je le proclame,

À part.

Les sentiments d’une mère... conduits
Par la malice d’une femme.

À madame de Neuville.

C’est donc convenu ?

MADAME DE NEUVILLE.

Oui.

GRANGER.

Bien... et sans rancune...

Aux jeunes gens.

Ici, mes enfants... écoutez...

Ils se rapprochent tous vivement.

UN DOMESTIQUE, entrant par la gauche.

Madame est servie ; les personnes qu’elle attendait sont au salon.

MADAME DE NEUVILLE, vivement, bas à Granger.

Ah ! c’est vrai... un diner... du monde... Monsieur... l’émotion de ces enfants... point d’éclat... Remettons à ce soir.

GRANGER, bas.

Soit.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur de Cérigny.

ALFRED, à madame de Neuville.

Mon père, qui vient s’excuser près de vous.

MADAME DE NEUVILLE.

Je cours le recevoir... Alfred, votre main... Delphine, suivez-moi, que je vous présente à lui.

DELPHINE.

Oui, ma mère...

Pendant que madame de Neuville sort par la gauche avec Alfred, vivement à Granger.

Eh bien qu’a-t-elle répondu ?

GRANGER, très vivement.

C’est arrangé... votre père sera près de vous.

DELPHINE.

Ici ?

GRANGER.

Oui.

DELPHINE.

Bientôt ?

GRANGER.

Ce soir...

DELPHINE, étonnée.

Ce soir !...

LUCIEN, qui écoute avidement.

Je devine !

MADAME DE NEUVILLE, reparaissant à la porte à gauche.

Delphine.

GRANGER, prenant le bras de Delphine.

Venez, venez...

LUCIEN, de l’autre côté, serrant la main de Delphine.

Ma sœur !...

DELPHINE, stupéfaite.

Ah !

GRANGER, lui mettant sa main sur la bouche.

Chut !...

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